Oh la douce mélopée de l’orchestre en fond musical. C’était le seul truc qui pouvait distraire l’islandais à ce moment-là. Même la nourriture hors de prix dans son assiette ne trouvait pas grâce aux yeux du jeune môssieur au cul bordé de nouilles. Il était déjà las de la soirée alors qu’elle venait à peine de commencer. C’est le problème quand on est traîné à la table d’hommes d’affaires discutant de leurs dernières prouesses d’un côté et de femmes bardées de maquillage qui font la liste des derniers potins de l’autre. Il n’en avait rien à faire, des affaires, et les ragots sur la nouvelle conquête d’on-ne-sait-quelle-greluche ne l’intéressaient pas plus. En gros, il se faisait chier comme un rat mort, sauf que l’expression appropriée serait qu’il s’ennuyait proprement.

« Je pourrais ravoir du poisson ? » demanda-t-il au premier serveur venu

Autant s’occuper l’esprit et l’estomac. Tant pis pour le regard désapprobateur de son frère coupé en pleine écoute de la dernière trouvaille d’untel. Tant pis si ça fait gros morfale impoli de se resservir trois fois. Il était gourmand, et il changerait pas parce que c’est pas tout à fait dans les règles de la bienséance. Et puis, c’est son problème, s’il mange de trop, il le sentira passer et puis voilà. Pas comme s’il avait le mal de mer après tout. Il irait se coucher tôt, à moins de trouver mieux à faire.

En attendant, il callait son dîner avec une cigarette. Il savait parfaitement que son frère désapprouvait le fait qu’il fume comme un pompier, mais qu’est-ce qu’il s’en fichait. Il fallait pas laisser traîner le tabac du paternel quand il avait essayé. Et Nataníel n’avait aucune envie de tenter l’arrêt de la clope. Ca t’occupe, la fumée. C’est drôle, de faire des ronds avec. Plus ou moins. Y’a rien de drôle de tout façon. Rien qui ne lui arrache un sourire. C’était ça de n’être qu’un nom. Rien de plus dans la carcasse que de l’éducation bien huilée. Rien de mieux que des connaissances étalées. La crème de la crème des petits gosses de riches bien peignés. Et avec le petit doigt levé, même pour tirer une taffe.

Un petit rond, tout gris, tout beau. Un autre. Un peu plus raté cette fois. Un filet translucide qui s’évaporait doucement à mesure qu’il montait vers le plafond. Ce n’était pas de la grosse fumée de cigare, mais quelque chose de plus léger, plus clair et plus aérien. D’entre ses lèvres rosâtres, ça s’échappait avec lenteur. Il ne crachait pas la fumée, tel un être frustré qui tire sur sa clope jusqu’à plus soif, enfin, soif, tout est relatif. D’une main, la cigarette allumée se consumait paresseusement, de l’autre, il piquait négligemment dans son assiette de nouveau remplie. Comme c’était magique ça, suffisait d’un claquement de doigts pour qu’on puisse s’empiffrer, cette classe.

- Nataniel, même si ce que je dis ne t'atteins pas, aurais-tu l'obligeance d'attendre la fin du repas pour allumer ton engin de mort?

Il haussa un sourcil. Quoi ? C’était interdit ? On ne lui avait pas dit. Oh mais, attendez. Il était riche. Donc rien à foutre, si on permet l’expression. Il accorda un regard dédaigneux à son aîné avant de s’intéresser à nouveau à son assiette. Il prit bien le temps de finir le bâton de nicotine avec la lenteur de l’insolent gamin qui désobéit bien sous votre nez. La dernière bouffée, il la cracha – pas littéralement – à la figure d’Aleksander, histoire de bien l’emmerder comme il faut. Et il écrasa le mégot dans son poisson à moitié terminé.

« Je ne crois pas que ça gène quiconque ici, n’est-ce pas ? » fit-il en désignant ces dames avec leurs fume-cigarettes chics

Sur ce, il en alluma une seconde, dissimulant une légère toux. Même avec des poumons fragiles, on ne vit qu’une fois.

Sa toux passée, l’islandais se remit à tirer une taffe, regrettant un instant de ne pas avoir fini ce poisson pourtant pas si mauvais. Zut. Boh. Il aurait qu’à en redemander un si l’attente jusqu’au dessert durait encore trop. En attendant il s’occupait les mains, oh, et les yeux. Jolie la nouvelle tenue de la duchesse de truc-machin. Beau décolleté, bien mis en valeur. Quoi ? On savait apprécier les bonnes choses en première classe, et les belles choses aussi. Mais voilà qu’on lui retire la cigarette du bec. Quoi ? C’était quoi que ça encore ? Aussitôt son regard se détacha de la jolie donzelle direction grand frère chieur et voleur de clope. Il fronça les sourcils quand il se retrouva affublé d’un verre d’eau au menthol.

- Bois, ça te fera du bien. Et ne me fais pas tes gros yeux ça ne marche pas sur moi tu le sais parfaitement.

Nataníel jeta un regard dédaigneux au verre. C’était plus un gamin, il n’avait pas besoin qu’on s’occupe de lui. S’il toussait c’était son affaire. Alors il fit le truc le plus simple lui venant à l’esprit. Il laissa malencontreusement le dit verre glisser entre ses doigts, histoire qu’il se renverse en plein sur le pantalon de son frère. Dommage, ce n’était pas du vin. Donnant donnant. Une cigarette gâchée, un pantalon trempé. Et un air innocent en prime.

« Woops. Il m’a échappé. C’est bête. » fit-il d’un ton chantant

Non pas peu fier de son petit coup en douce, l’islandais fanfaronnait dans sa tête, laissant le soin à son frère de remettre le verre à pied… Sur pied, oui. Il en avait proprement rien à cirer de se faire engueuler ou quoi. Il n’était plus sous la responsabilité de qui que ce soit, ayant soufflé les bougies de sa majorité il y avait déjà un bail, alors la frayeur du grand frère, pfeuh, try again.

Et voilà qu’ils se faisaient interrompre en pleine démonstration d’amour fraternel dégoulinant tant et si bien qu’il vous donnerait presque envie de chanter des refrains niaiseux à la « Je veux vivre pour l’amour de vouuuus ». Quel dommage vraiment. Qui était donc le coupable de cet affreux crime non subventionné par les studios Pixar ? Un môme.

Super, on a aussi droit au pays des lilliputiens en première classe ? Y’avait pas un coin pour parquer les enfants, qu’on laisse les adultes tranquilles ? Oui oui, adultes, parfaitement. Bien sûr que les adultes ça jette de l’eau parce que c’est contrarié, évidemment. Les bagarres entre frères et sœurs, y’en a toujours, quel que soit l’âge et la place dans la société. Faut dire que quand on est tête brûlée comme Nataniel et tête de pioche comme Aleksander, bah ça va vite. Et encore ils sont relativement calmes.

« Enfin, laisse-le s’exprimer, lui aussi il a envie de débattre sur les bienfaits du tabac. J’vais te laisser lui expliquer tiens. J’étouffe ici. »

Bim, comment se débarrasser de son frère et lui coller un mioche dans les pattes, première leçon. Nataniel se leva sans attendre son reste. Le dessert ? Bof, il venait de voir quelques îles flottantes tourner, et il n’avait pas franchement envie de boulotter un truc blanc flottant dans de l’extra-sucré. Puis la crème anglaise, c’est anglais, quoi. Même si c’est bon, c’est le principe. Le seul truc bien avec les îles flottantes, c’est que tu peux jouer au bateau qui fonce dans l’iceberg, sauf que la cuiller, en général, elle gagne.

Exilé dans un coin de la salle à manger, près du comptoir à desserts, histoire de, Nataniel observait d’un œil désintéressé les différents cul-gras déambuler, s’empiffrer et rire à des blagues d’une insipidité affligeante. C’était pathétique, selon l’islandais. Toujours les mêmes choses, les mêmes rituels. Rien d’intéressant. Immuable série de cotillons et de caviar qui roule sous la langue. En plus il aimait pas tellement le caviar. La chair de poisson c’est mieux quand c’est pas des œufs. Nataniel sortit une nouvelle clope du paquet dans sa poche, bien décidé à s’occuper les mains. Il eut à peine le temps de l’allumer qu’une voix l’interpella. Il lui accorda un regard, puis une oreille.

- Bonjours, je m'appelle Vivyanne ! Désolée si je te dérange, mais tu avais l'air de t'ennuyer, et comme moi aussi je n'ai rien à faire je me suis dit qu'on pourrait discuter un peu.

Il papillonna des yeux. C’était pas souvent qu’on venait s’adresser à lui de la sorte. Déjà qu’on vienne lui parler spontanément, c’était rare. Pourquoi ? Parce qu’un gamin aux cheveux gris planqué derrière les jupes de son richard de frère, tout l’monde s’en branle. Et ça va mieux quand on sait qu’il est à la tête d’une des plus grosses fortunes d’Islande. Etrange l’esprit humain n’est-ce pas.

Et en plus elle n’était pas très conventionnelle. Tutoiement et tout le toutim. Pris de cours, le Nataniel, pour le coup. Vivyanne hein. Elle avait pas l’air… Comme ces gourdasses engoncées dans leurs perles qui lèvent le menton en gloussant comme des dindes. Différent. Intéressant, donc. Il lui accorda un léger sourire poli. Léger. Aucune envie de faire travailler ses zygomatiques.

« Bonsoir. Moi c’est Nataníel. En effet. Je m’ennuie comme un rat mort sur le bord d’une voie ferrée isolée. Discutons donc. Ca vou- euh te dérange si je fume ? »

Politesse et conditionnement. Toujours.